Spatialiser le son à Radio France : pour quoi faire ?
Écouter un concert en son 3D ne va pas de soi, et lorsque l’on compare de la stéréo à du binaural, la différence n’est pas toujours frappante. Nous avons cherché à savoir pourquoi des institutions comme le GRM, l’IRCAM ou Radio France tiennent tant à se pencher sur la question de la spatialisation sonore. Entretien avec Pierre Charvet, directeur adjoint de France Musique et compositeur de musique contemporaine.
La spatialisation sonore en musique, est-ce une nouveauté ?
Absolument pas ! Les compositeurs de musique se sont toujours préoccupés de la spatialisation du son. On trouve des exemples de recherche d’effets spatiaux dès la Renaissance avec Spem in Allium de Thomas Tallis ou encore avec les Sacrae Symphoniae de Giovanni Gabrieli. Les compositeurs prenaient en compte les lieux dans lesquels allaient être exécutées ces pièces, et ils pouvaient par exemple disposer deux chœurs de part et d’autre de la nef d’une église. Il est vrai que les périodes classique et romantique ont privilégié une représentation très « frontale » de la musique, mais les compositeurs ont toujours cherché à prendre l’espace en considération. Par exemple, Wagner s’est fait construire une salle d’opéra rien que pour ses œuvres, le palais des festivals de Bayreuth, sur le modèle des théâtres antiques, pour que chaque spectateur puisse profiter au mieux de ses œuvres, et ce à n’importe quel endroit de la salle. Bien sûr, il ne faut pas confondre effets spatiaux et acoustique d’un lieu, mais ces deux paramètres permettent de comprendre ce pourquoi on utilise la spatialisation sonore : pour replonger l’auditeur dans un lieu rempli de sons, pour se rapprocher au plus près de la complexité de la réalité, et pour créer de nouvelles expériences.
Et aujourd’hui, où en est-on ?
Au XXème, les avancées technologiques en matière d’acoustique et d’amplification du son ont permis aux compositeurs de traiter l’espace musical avec une précision toujours plus grande. Les hauts parleurs sont devenus des sources sonores à considérer au même titre qu’un instrument traditionnel, et il est devenu possible d’entourer le public avec des enceintes, ou de disposer de manière toujours plus inhabituelle les instrumentistes dans la salle. En France, des institutions comme le GRM ou l’IRCAM développent ces idées depuis plus de 40 ans ! De bons exemples sont à trouver dans le répertoire du GRM bien entendu, mais aussi chez Pierre Boulez, avec des pièces comme Repons ou Dialogue De l’Ombre Double. Pour Radio France, commander, enregistrer et diffuser des pièces en son spatialisé est donc normal et nécessaire car cela va dans le sens de l’Histoire.
Qu’en est-il de la musique « populaire » ?
Avant de répondre à cette question, il faut nous mettre d’accord sur les termes à employer. Tout d’abord, que désigne-t-on par musique classique ? Pour les musicologues, il s’agit de la musique écrite à la période classique, c’est-à-dire de 1750 à 1820 environ : c’est très court ! De manière plus large, on utilise le terme de musique classique en opposition à la musique « populaire » ou « traditionnelle », avec des guillemets. Dans ce sens, on parle de plus de 1000 ans d’histoire, du Moyen-Âge à nos jours, et cela inclut donc la musique de la période contemporaine.
Nous vivons dans une époque où la porosité entre la musique « classique » et la musique « populaire » est de plus en plus forte, mais il faut reconnaître que l’innovation sonore est ancrée dans l’ADN de la musique « classique ». Son langage évolue tout le temps, elle est en révolution permanente, et toujours à la recherche de nouveaux territoires. Concernant l’appropriation de l’espace, c’est dans le répertoire classique que l’on trouvera le plus d’exemples de recherches et d’intentions formulées par écrit, et donc reproductibles. À France Musique, nous nous concentrons principalement sur la musique « classique » mais Radio France propose aussi des enregistrements spatialisés de concerts de jazz, ou d’électro.
Techniquement, lorsque l’on parle de son spatialisé, on peut faire référence au binaural, mais aussi au multicanal. Que pensez-vous de l’efficacité de ces technologies par rapport à la stéréo traditionnelle ?
Ecouter un concert enregistré en son spatialisé est toujours assez déroutant car cela va à l’encontre des usages habituels : cela fait maintenant plus de 70 ans que nos oreilles entendent des concerts enregistrés au format stéréo, et cela nous a habitué à une perception très frontale et tronquée de l’espace sonore. Le binaural et le multicanal ont l’ambition de nous proposer une situation d’écoute plus naturelle, à 360°, mais il faut bien se représenter la chose : privée de la vue et des autres sens, cette perception devient troublante. Un peu comme lorsque l’on mange les yeux fermés : il devient difficile de reconnaître les aliments à leur simple goût !
Par ailleurs, nous pouvons constater que nous n’en sommes qu’à la préhistoire de l’enregistrement et de la diffusion spatialisée. Le binaural a encore du chemin à parcourir pour être efficace sur tout un chacun. Il peut être déceptif parfois, particulièrement pour les concerts frontaux, mais la faute n’est pas à attribuer au binaural en lui-même : la technologie a simplement besoin d’être améliorée. Concernant les techniques de diffusion sur haut-parleurs, elles se développent mais sont encore très lourdes. Prenez la WFS par exemple : pour l’instant elle nécessite plusieurs dizaines d’enceintes. Malgré cela, c’est une technologie impressionnante vers laquelle nous nous dirigeons à Radio France. Elle représente l’expérience la plus convaincante que je connaisse en termes de fidélité et de qualité sonore, et elle nous permet de jouer des pièces de musique contemporaine que nous ne pourrions pas jouer autrement, avec un grand confort d’écoute.
À ce propos, pas plus tard que la semaine dernière, Frédéric Changenet et Yves Baudry [ndr : ingénieurs du son à Radio France] m’ont fait écouter le rendu binaural d’une pièce de Jonathan Harvey, Madonna Od Winter And Spring, mixée en objet et destinée à une diffusion en WFS. Le saut qualitatif était frappant par rapport à la version stéréo : le son était très agréable, très flatteur, avec une bonne impression de naturel, et ce au service de la musique.
Je suis convaincu qu’au fur et à mesure du perfectionnement de ces technologies, le public va commencer à s’habituer au son 3D de telle façon qu’il deviendra de plus en plus difficile de revenir à la stéréo. De plus, une fois que les compositeurs pourront maîtriser l’espace aussi précisément que la hauteur ou le rythme, nous allons avoir accès à des choses réellement inouïes. Lorsque j’imagine me remettre à la composition dans les années qui viennent, je recommencerai à écrire de la musique en étant dans une nouvelle ère.
Entretien réalisé le 29/06/2017 par Jules Négrier
À écouter sur Hyper Radio :
- Mortuos Plango, Vivos Voco de Jonathan Harvey, en son 3D sur Hyper Radio. Pour l’anecdote, il s’agit de la première réalisation de cette pièce octophonique en binaural, et c’est Pierre Charvet qui a eu l’idée de confier cette tache à Hervé Déjardin.
- Notations, de Pierre Boulez, Dances Figures, de Georges Benjamin, et Rhapsodie Sur Un Thème de Paganini, de Sergueï Rachmaninov, dirigées par David Robertson lors d’un concert à l’Auditorium de Radio France.
- Ceux à qui, de Ramon Lazkano, interprété au studio 104 de Radio France.
- Crystal Counterpoint, de Ake Parmerud.
- Attraction Relpulsion Left, de NSDOS. Morceau écrit en son spatialisé lors d’un résidence à Radio France.
À lire :
- Comment parler de la musique aux enfants, de Pierre Charvet, Adam Biro, 2003.
- Le son multicanal, de Bergame Périaux, Dunod, 2015.
- La réalité augmentée va se faire entendre, par Laure Delmoly.
- Les dessous d’un concert spatialisé à Radio France, par Jules Négrier.